Il y a quelques années, cadre dirigeant dans un grand groupe, j’ai cherché à changer de poste parce j’estimais en avoir fait le tour et ne plus être en mesure d’apporter d’idées vraiment nouvelles 😉. A chaque fois que je postulais, on me recevait fort gentiment en me disant que ma candidature était très intéressante mais que, même s’il était officiellement ouvert, le poste était déjà attribué à un jeune talent prometteur… ou à une femme. 🙆♀️
J’ai donc envisagé une alternative pour nourrir mon besoin de nouveauté en demandant à ce que mon poste soit enrichi de nouvelles responsabilités. Et là, j’ai vraiment pris conscience du fond du problème. Je me suis entendu répondre, avec une grande bienveillance par le responsable du #talentmanagement : « Tu sais, il faut que tu l’acceptes, tu as dépassé les 50 ans, tu es fatigué, tu devrais profiter de la vie en restant dans ta « zone de confort » sur cette fonction que tu maîtrises, où tu es particulièrement reconnu et bien payé pour y attendre la retraite ! ». 🧑
Cette anecdote personnelle est révélatrice du décalage entre l’injonction à travailler plus longtemps pour que le système des #retraites n’explose pas et le vécu de ceux que l’on appelle les seniors au travail.

Placards dorés, mécénat de compétences dans des associations, missions de conseil interne…
Voilà quelques-unes des solutions proposées aux cadres seniors en entreprise quand on ne va pas jusqu’à leur imposer une rupture conventionnelle pour faire de la place aux jeunes et rajeunir la pyramide des âges ! Dans certaines grandes organisations, des campagnes de « rajeunissement » sont même relayées comme « objectifs » dans le discours officiel.
👉 Qu’est-ce que cela dit de notre culture ? Et quel effet cela a-t-il sur les individus ?
👉 Ce sont tout simplement des stéréotypes liés à l’âge qui s’expriment dans ces messages. Notre pays est d’ailleurs celui où ils sont les plus négatifs au monde et où ils sont les plus redoutés. Le Baromètre de l’Egalité des Chances du MEDEF le met d’ailleurs bien en évidence chaque année depuis qu’il existe : en 2022, l’âge était la crainte de discrimination la plus répandue chez les salariés français (43% de ceux qui craignaient d’être discriminés sur le marché du travail le mentionnaient comme risque, loin devant le sexe, 21%, ou l’origine). Et ceci, bien sûr, vaut pour les femmes comme pour les hommes !
👉 Posons-nous honnêtement la question : sommes-nous aussi choqués par ces discriminations liées à l’âge ou par les remarques négatives sur les capacités des seniors au travail que nous le sommes aujourd’hui, à juste titre, pour toute expression de sexisme ? Le Gouvernement va-t-il envisager une loi pour condamner les « agissements âgistes » ? Un #MeToo anti-âgisme va-t-il émerger ? 😂 On peut en douter tant la culture française en est imprégnée.
👉 Le vieillissement a bien sûr des effets sur les capacités physiques : problèmes de santé et handicap génèrent un absentéisme sensiblement plus élevé chez les seniors[1], en particulier chez celles et ceux qui ont des métiers physiquement pénibles. En revanche, la diminution des performances et de l’énergie liées à l’âge relève bien souvent de la croyance et d’une analyse biaisée comme l’illustre parfaitement l’éloquente étude Cogito de l’Institut Max Planck qui a évalué un grand nombre de juniors et de seniors sur des compétences attendues au travail.
C'est pourtant vrai : la performance des seniors surpasse celle des juniors !
En instantané, la performance des juniors est meilleure mais, si l’on réitère les mesures sur un mois, surprise : les seniors sont en moyenne plus performants ! Leur expérience pallie leur fatigabilité plus grande car ils sont moins soumis à des variations de performance. Et cela vaut même pour les métiers « physiques » où la base mémorielle, ancrée dans des connexions neuronales, fait adopter instinctivement la bonne posture, celle qui fatigue moins.
👉 Ces données objectives sont pourtant peu prises en considération et les stéréotypes âgistes ont un effet délétère sur la gestion des ressources humaines et sur le comportement des seniors eux-mêmes. En effet, ils deviennent victimes de ce que l’on appelle « la menace du stéréotype » ; ils se conforment à ce que l’on pense d’eux et cela dégrade leurs capacités cognitives. Des expériences ont montré que cette perte de potentiel contributif pouvait dépasser les 40% dans un contexte où on ne leur fait plus confiance. Cela vient renforcer les croyances sur leur fatigabilité plus grande et leur incapacité à apprendre, alors que la recherche nous apprend aujourd’hui que l’on peut apprendre et créer de nouvelles connexions neuronales à tout âge, pour peu que l’environnement soit stimulant. 😊
👉 Dans une entreprise standard, le « pari » du senior est rare. Si d’aventure des cadres seniors se retrouvent sur le marché du travail, leur quête d’un nouveau poste est aujourd’hui, le plus souvent, vouée à l’échec et il vaut mieux, selon les experts, qu’ils s’orientent vers du conseil ou du management de transition.
👌 Il y a naturellement des exceptions que l’on cite pour dire qu’il est possible de changer de job à plus de 50 ans mais ce sont de mauvais rôles modèles. C’est le cas de quelques experts ou dirigeants, qui bénéficient d’un statut qui les rend crédibles « par définition » parce qu’ils ont franchi ce que je qualifie de « couche de nuages » pour accéder à une notoriété qui leur permet de passer d’un poste prestigieux à l’autre et de changer d’entreprise facilement. Ceci dit, il vaut mieux qu’ils soient toujours en poste quand ils postulent, on n’aime pas trop ceux qui sont sur la touche. 😉
👉 De façon stéréotypique, le cadre senior est considéré comme cher et exigeant sur les éléments statutaires, pas souple dans le relationnel, inapte aux nouvelles technologies... N’en jetons plus, il est out ! Cela m’évoque une émission de TV d’il y a une quinzaine d’années, où un business angel français bien connu qui a aujourd’hui lui-même dépassé la date de péremption, disait qu’il n’embauchait jamais de seniors car ce n’étaient que des problèmes en perspective à cause de leur incapacité à s’adapter.
👎 Notons au passage le biais qui fait que le « downgrading » (déclassement) est difficilement accepté en France : un senior qui assume de demander une rémunération ou un statut moindre que ce dont il bénéficiait précédemment est louche. Pourtant, si ses enfants sont autonomes, son logement payé et ses envies statuaires satisfaites, où serait le problème Mesdames et Messieurs les recruteurs ? Sans doute dans vos bases de données mentales !
🗡️ La seule réponse apportée à ce jour dans la réforme est la menace d’un index « contraignant ». Le problème n’est pourtant pas de même nature que les inégalités salariales entre femmes et hommes qui peuvent bénéficier d’un contrôle « technique » et d’une mise en œuvre assez rapide. Raisonner taux d’emploi de seniors avec des pénalités en cas de non-respect ne garantit aucunement le succès. Et après le « name and shame[2] » qui se profile, pourquoi pas un quota de seniors tant qu’on y est ? Notons que ce type d’injonction n’a pas fonctionné par exemple avec les travailleurs handicapés puisque, malgré la loi de 2005 qui obligeait les entreprises de plus de 20 salariés à respecter un taux d’emploi de 6%, nous étions toujours à un taux d’emploi direct de 3,5% en 2021. On passera sur les biais décisionnels agissant dans la fixation de ces objectifs.
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Transformer fondamentalement la culture du travail en France
👉 Il faut plutôt, pour agir efficacement, reformater en profondeur la culture du travail que nous avons développée en France autour du jeunisme et de l’innovation technologique. L’apport des seniors ne doit pas être réduit à leur expérience, à la transmission, surtout dans les domaines où leurs connaissances peuvent être devenues factuellement obsolètes, non ! Ils constituent une force de travail, tout autant que leurs autres coéquipiers.
👌 Des exemples le prouvent : cela a été le cas dans une entreprise de la tech où la pénurie de main d’œuvre faisait rage et où la concurrence pour les recrutements était féroce. L’expérimentation d’un outil de « talent matching » a été menée : elle consistait à faire passer un questionnaire en ligne aux salariés déjà en poste pour évaluer leurs compétences comportementales (les fameuses #softskills) et à appairer ces informations avec les attendus des postes à pourvoir (identifiés sur la base des profils des salariés qui étaient performants sur ces postes. Cet outil de « talent matching » a ainsi permis d’identifier, sans biais, des profils inattendus. Ce fut, en particulier le cas de salariés dont on pensait qu'ils étaient « périmés » parce qu’ils ne maîtrisaient pas certaines technologies récentes. Il a suffi de les y former et, plus de 3 ans après, ils sont toujours en poste et engagés !
👉 L’augmentation du taux d’emploi des seniors implique de changer les méthodes managériales. Il faut pratiquer un management inclusif, en créant les conditions de la #sécuritépsychologique de chaque coéquipier. C’est le premier facteur explicatif de la performance d’équipe selon les études[3]. Il s’agit simplement de revenir à quelques basiques des relations humaines comme le respect et l’écoute, d’adopter une communication positive, d’instaurer un réel droit à l’erreur mais surtout, de bien comprendre les fonctionnements humains pour savoir individualiser la relation manager-managé. 👉 Ce qui vaut pour les seniors serait ainsi au bénéfice de tous, sans clivage générationnel. La bonne nouvelle, même si ce n’est pas (encore) enseigné dans les écoles de management, est que cela s’apprend[4] ! 😉
👌 Dans une étude[5] sur les leviers de l’engagement et les facteurs de prévention du stress, nous avons mis en évidence que deux paramètres essentiels étaient agissants : l’agilité mentale des individus et la cohérence de leur activité avec leurs motivations intrinsèques, celles qui ressourcent. On sait effectivement aujourd’hui aider les individus à développer leur agilité mentale en mobilisant certaines ressources de leur cerveau, grâce à des exercices simples[6] et les techniques d’intelligence collective ont également un effet stimulant.
👌 Par ailleurs, exercer une fonction qui correspond à ses motivations intrinsèques permet de ne pas ressentir de lassitude et de continuer à être créatifs : Si j’aime profondément mon activité, j’aurai envie de l’exercer tant que je le peux. L’objection vient vite : et si je ne poursuis mon activité que pour des raisons économiques ? Dans ce cas, il est toujours possible, et cela doit être le rôle d’un manager inclusif, de l’accompagner pour « injecter du ressourcement » dans une activité en la repensant, en l’enrichissant... Et parfois, lorsque cela n’est vraiment pas possible, cela peut conduire à repositionner, sur un autre poste et sans drame, un collaborateur atteint par la lassitude (si possible en tenant compte de l'une ou l'autre de ses motivations intrinsèques).
Un préalable indispensable : la mise en évidence des biais culturels et cognitifs
👎 Aujourd’hui, le rapport au travail comme une souffrance est malheureusement une réalité pour beaucoup de français parce que les conditions d’exercice de celui-ci n’ont pas été challengées. C’est valable pour les métiers physiques où l’on tient comme inévitable l’usure des corps alors que, dans beaucoup de cas, des solutions techniques pourraient aujourd’hui largement l’éviter mais c’est aussi le cas dans les métiers du tertiaire où les méthodes managériales dysfonctionnelles ou inappropriées ne sont pas remises en question. Celles et ceux qui ont développé leur agilité mentale ou sont positionnés sur des activités correspondant à leurs motivations intrinsèques auront, eux, l’énergie pour faire face. Les autres n’aspirent qu’à une chose : la retraite !
👎 C’est pourquoi le changement des règles sur lesquelles une projection s’était construite est si douloureux chez certains. C’est pire pour celles et ceux qui se sont déjà projetés dans une cessation d’activité proche. Gare aux contrecoups psychologiques dans un contexte ou la pandémie et l’incertitude géopolitique ont déjà fragilisé la santé mentale de nos concitoyens ! Pourra-t-on les réengager s’ils ont été « placardisés », réellement ou symboliquement, ceci avec souvent des impacts cognitifs ?
👎 Le hic, c’est que nos gouvernants font preuve d’un bon gros biais égocentrique, au-delà même de tous les biais d’analyse que des spécialistes de la question des retraites pourraient identifier : ils sont, eux, cohérents et bien en phase avec leurs motivations intrinsèques qui se nourrissent dans le combat politique, emportés par leurs convictions qu’ils agissent pour le bien public. Malheureusement, cela les amène à négliger le fait que leurs situations et leurs modes de raisonnement ne sont pas ceux d’un français lambda.
Par exemple, ceux de Stéphane ou de Nathalie âgés de 53 ans qui travaillent dans une grande entreprise où les réorganisations se succèdent, où la pression concurrentielle est forte, où le management fait plus de reporting que d’écoute, où la cohésion d’équipe s’est délitée depuis la généralisation du télétravail, où les sous-effectifs sont chroniques dans certains services jugés non essentiels, où le rajeunissement de la pyramide des âges et l’innovation technologique sont des axes forts de communication, où on les a étiquetés « seniors » dès 45 ans...
Quelques pistes pour prioriser les actions qui prennent en compte le facteur humain
👉 Stéphane et Nathalie ont eu le temps de réfléchir durant les confinements et ils se sont posés des questions sur ce qu’ils aimaient vraiment, Stéphane attend avec impatience de pouvoir s’engager à fond dans son association d’aide à l’alphabétisation, Nathalie, elle, veut suivre une formation en botanique et voyager avec son mari déjà retraité. Que ressentent-ils quand on leur dit qu’ils vont devoir attendre deux ans de plus dans un contexte professionnel qui leur est devenu pénible, voire insupportable ?
Alors ne vaudrait-il pas mieux prioriser les actions qui prennent en compte le facteur humain avant les paramètres financiers et aborder ceux-ci comme des conséquences de ce même facteur humain ? 😉
On pourrait, par exemple :
👉 Améliorer globalement la Qualité de Vie et les Conditions de Travail en entreprise pour agir sur les facteurs qui poussent les salariés seniors (et pas qu’eux !) à l’extérieur avant de les forcer à y rester deux ans de plus, sans contrepartie pour la plupart d’entre eux.
👉 Former les managers pour qu’ils soient en mesure de mieux comprendre et gérer les fonctionnements humains et de créer les conditions de la sécurité psychologique de chacun de leurs coéquipiers.
👉 Tenir compte du ressenti et des motivations intrinsèques de chacun face à son travail, en proposant un modèle de départ en retraite à la carte : je pars plus tôt avec un peu moins ou plus tard avec plus, sans que cela soit stigmatisant.
👉 Mettre en place des bilans réguliers, tous les 3 ou 4 ans, d’évaluation de la compatibilité de son poste avec ses motivations intrinsèques pour éviter tout épuisement professionnel et au bénéfice de l’engagement.
👉 Faire évoluer la communication pour éviter le jeunisme à outrance et favoriser le dialogue intergénérationnel.
Et il y a sûrement beaucoup d’autres idées pour remettre les choses dans le bon ordre…😉
[1] Baromètre de l’Absentéisme 2022 d’Ayming.
[2] « Dénoncer », par la publication de leurs résultats, les entreprises non vertueuses.
[3] Notamment la méta étude Aristote réalisée pour Google.
[4] L’Approche Neurocognitive et Comportementale (ANC) procure notamment une grille de décryptage des comportements humains issue de la recherche scientifique et qui s’acquiert simplement.
[5] EFFET2021 par IME Conseil.
[6] L’ANC en propose un corpus issu de 35 années de recherche et d’expérimentation.
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